Tous les héros
prononcent, dans la conclusion, des paroles qui contredisent
nettement leurs anciennes idées, et ces idées sont toujours
celles des critiques romantiques. Don Quichotte renonce à ses
chevaliers, Julien Sorel à sa révolte et Raskolnikov à son
surhomme. Le héros renie, chaque fois, la chimère que lui soufflait
son orgueil. C'est toujours cette chimère qu'exalte l'interprétation
romantique. Les critiques ne veulent pas reconnaître qu'ils se sont
trompés ; il leur faut donc soutenir que la conclusion est
indigne de l'œuvre
qu'elle couronne.
Les analogies entre les
grandes conclusions romanesques détruisent ipso facto toutes
les interprétations qui en minimisent l'importance. Il n'y a qu'un
phénomène, il faut en rendre compte par un même principe.
C'est le renoncement au
désir métaphysique qui fait l'unité des conclusions romanesques.
Le héros mourant désavoue son médiateur :
Je suis
l'ennemi d'Amadis de Gaule et de tout l'infini bataillon de sa
race... aujourd'hui, par la miséricorde de Dieu, ayant été fait
sage à mes propres dépens je les abhorre.
Désavouer
le médiateur c'est renoncer à la divinité, c'est donc renoncer à
l'orgueil. La diminution physique du héros exprime et dissimule à
la fois cet écrasement de l'orgueil. Une phrase à double entente du
Rouge et le Noir exprime merveilleusement ce rapport entre la
mort et la libération, entre la guillotine et la rupture avec le
médiateur : « Que m'importent les autres, s'écrie
julien Sorel, mes relations avec les autres vont être
tranchées brusquement ! »
En renonçant
à la divinité le héros renonce à l'esclavage. Tous les plans de
l'existence s'invertissent, tous les effets du désir métaphysique
sont remplacés par des effets contraires. Le mensonge fait place à
la vérité, l'angoisse au souvenir, l'agitation au repos, la haine à
l'amour, l'humiliation à l'humilité, le désir selon l'Autre au
désir selon Soi, la transcendance déviée à la transcendance
verticale.
Il ne s'agit
plus, cette fois, d'une fausse mais d'une véritable conversion. Le
héros triomphe dans la défaite ; il lui faut, pour la première
fois, regarder en face son désespoir et son néant. Mais ce regard
si redouté, ce regard qui est la mort de l'orgueil est un regard
sauveur. Toutes les conclusions romanesques font songer au conte
oriental dont le héros est agrippé par les doigts au bord d'une
falaise ; épuisé, ce héros finit par se laisser choir dans
l'abîme. Il s'attend à s'écraser sur le sol mais les airs le
soutiennent ; la pesanteur est abolie.
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Chapitre XII : La conclusion (extrait)
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