mardi 27 novembre 2012

René Girard - Mensonge romantique et vérité romanesque

Tous les héros prononcent, dans la conclusion, des paroles qui contredisent nettement leurs anciennes idées, et ces idées sont toujours celles des critiques romantiques. Don Quichotte renonce à ses chevaliers, Julien Sorel à sa révolte et Raskolnikov à son surhomme. Le héros renie, chaque fois, la chimère que lui soufflait son orgueil. C'est toujours cette chimère qu'exalte l'interprétation romantique. Les critiques ne veulent pas reconnaître qu'ils se sont trompés ; il leur faut donc soutenir que la conclusion est indigne de l'œuvre qu'elle couronne.
Les analogies entre les grandes conclusions romanesques détruisent ipso facto toutes les interprétations qui en minimisent l'importance. Il n'y a qu'un phénomène, il faut en rendre compte par un même principe.
C'est le renoncement au désir métaphysique qui fait l'unité des conclusions romanesques. Le héros mourant désavoue son médiateur :

Je suis l'ennemi d'Amadis de Gaule et de tout l'infini bataillon de sa race... aujourd'hui, par la miséricorde de Dieu, ayant été fait sage à mes propres dépens je les abhorre.

Désavouer le médiateur c'est renoncer à la divinité, c'est donc renoncer à l'orgueil. La diminution physique du héros exprime et dissimule à la fois cet écrasement de l'orgueil. Une phrase à double entente du Rouge et le Noir exprime merveilleusement ce rapport entre la mort et la libération, entre la guillotine et la rupture avec le médiateur : « Que m'importent les autres, s'écrie julien Sorel, mes relations avec les autres vont être tranchées brusquement ! »
En renonçant à la divinité le héros renonce à l'esclavage. Tous les plans de l'existence s'invertissent, tous les effets du désir métaphysique sont remplacés par des effets contraires. Le mensonge fait place à la vérité, l'angoisse au souvenir, l'agitation au repos, la haine à l'amour, l'humiliation à l'humilité, le désir selon l'Autre au désir selon Soi, la transcendance déviée à la transcendance verticale.
Il ne s'agit plus, cette fois, d'une fausse mais d'une véritable conversion. Le héros triomphe dans la défaite ; il lui faut, pour la première fois, regarder en face son désespoir et son néant. Mais ce regard si redouté, ce regard qui est la mort de l'orgueil est un regard sauveur. Toutes les conclusions romanesques font songer au conte oriental dont le héros est agrippé par les doigts au bord d'une falaise ; épuisé, ce héros finit par se laisser choir dans l'abîme. Il s'attend à s'écraser sur le sol mais les airs le soutiennent ; la pesanteur est abolie.


René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Chapitre XII : La conclusion (extrait)

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