vendredi 20 avril 2012

De l'irréalisme libéral comme mouvement artistique contemporain général


Une société communique avec l'inconscient collectif par des stomates d'où les émanations artistiques s'échappent, en priant de celles-ci qu'elles la parent d'une certaine cohérence esthétique ; ce que l'hémisphère droit retiendrait d'elle, et qui ferait en quelque sorte le vêtement de sa culture à une époque donnée. Celle dans laquelle je vis, il n'est plus possible d'y poser un pied sans devoir enjamber une « création », ces créations devenues innombrables, qui encombrent souvent pour si peu, et sans jamais de lien positif avec ce qui les entoure déjà, comme il se doit d'une brique qui s'inviterait entre deux autres, en vue d'une construction grandiose et destinée à coiffer toutes les âmes d'une cathédrale civilisationnelle.
Aujourd'hui, tout est « création », en autant de disparités, création partout et nulle part à la fois ; à l'image du monde, à l'image du décès de la solidarité et de l'amour, des individus, des artistes quelconques, quoique furieusement imbus d'eux-mêmes, dressés contre la petite œuvre d'un autre, lui-même convaincu follement de l'impériosité de sa vision, vision en réaction à la précédente, immédiatement pulvérisée par la suivante, mais jamais qui ne saurait transcender ou seulement défier cette totalité chaotique, au fond navrante et infernale rivalité généralisée.
Tout est « design », vaste carnaval américain, tristement constant depuis cinquante ans, qui ne représente aucune idée de la société, pas même n'en formule sa critique, une sincèrement difficile — un coup brutal qui serait porté de l'extérieur par une arme redoutable quand tenue par au moins cent poignets, et qui n'a trouvé dans sa course en avant que le chemin catastrophique du toujours pire, du mépris et de la flagellation. L'union, cela semble désormais lointain et impossible, comme si, un projet qu'on n'avait pas su voir venir, finissait bientôt de nous diviser. Et à force de célébrer chacun ses propres chimères, à extraire de soi comme d'une carrière de tous les travers, le moindre signe de singularité rentable, qui au fond ne diffèrent pas tellement de celles du voisin, même quand il se trouve à l'autre bout du globe, n'a-t-on pas fini par peindre la fresque ahurissante d'un capharnaüm, tellement brassé qu'il en est devenu homogène, un « style », un cauchemar aux milliers de référentiels communs, et dont la ressource semble s'épuiser ?

Le drame, celui qui met l'homme d'aujourd'hui dans cette position légèrement lamentable, c'est qu'il conçoit de manière frénétique, sans plus pouvoir s'en empêcher, des moyens de production, des moyens techniques, des technologies innovantes, encore et encore, mais qui surpassent en les rendant risibles les misérables destinations qu'il en fait. Encouragé à l'être par ce qu'il appelle avec cette fascination à peine dissimulée, « le Marché », il s'enfonce dans ce cercle vicieux, ne semblant plus pouvoir se passer de construire ces machines à ridiculiser ses utilisateurs, en les poussant lâchement dans un bassin d'options étourdissantes, sans qu'ils ne s'en rendent compte ; à arborer son impuissance grandissante, puisqu'il la provoque lui-même, à exhiber fièrement sa petitesse au milieu d'appareils arrogants, et dont les fruits loin de réparer de légers inconvénients, font extraordinairement bourgeonner des malaises inédits, au sommet desquels fait éruption la fumante démoralisation.

Revenons à l'Art. Ou plutôt, revenons aux artistes, puisque l'Art, nous avons dit qu'il n'y en a plus. Il faudrait des artisans consciencieux d'un projet, pourvus d'une vision attentive. L'artiste d'aujourd'hui est encouragé à faire l'inverse. En effet, l'art ne représente plus le monde, puisque le monde est une œuvre folle qui se fait sans lui, la toile étant livrée à la férocité d'une génération entière d'enfants capricieux.
Sur des feuilles volantes qu'on daigne lui confier, il se comporte en petit bonhomme ivre vivotant au jour le jour, pas lointain du saltimbanque qui rôde en prise avec les courants d'affaires quelconques ou en bagnard vulgaire sommé de briser des chefs d'œuvres et les temples en autant de cailloux qu'il sommeille en l'espèce humaine de petits désirs insignifiants, s'entendant appelé « digne », « beau », toujours gominé dans le sens du poil, tout du long qu'il frappe ce qu'il croit être à tort les vieux monuments de sa servitude. À mesure qu'il abat sa pioche, périclitent les couches de son enracinement à la terre conviviale, qui recouvraient en la protégeant jadis son moral, et celui de ses compagnons toujours plus insoupçonnés comme tels, à mesure qu'en chœur et dans l'insouciance, sont détruites ces anciennes structures conçues par-delà les individualités, justement, en de grands et confortables véhicules communs.
Il ne perçoit de la trajectoire du monde que les désirs immédiats qui surgissent en mourant comme des comètes filantes. C'est ce qu'il nous rapporte insatiablement ; des pulsions qui s'entrechoquent ou s'allient par un hasard très mince entre deux narcissismes identiques, mais ne mènent pas loin l'intelligence. On pourrait s'étonner, s'indigner même, quand on voit les prouesses formelles de certaines pièces. Prouesses d'ingéniosité, prouesses techniques, prouesses de raffinement qu'aucune époque n'a atteintes. Mais c'est le sujet qui fâche, le discours égoïste un peu pauvre, pâle réflexe de l'idéologie du désir immédiat. Au final, ce qui est produit, c'est toujours un symbole qui sonne creux, l'écho d'un slogan camouflé, un morceau de miroir dont on se serait efforcé de couvrir le reflet naturel par quelques traits caricaturaux d'un imaginaire consensuellement admis, et obsessionnellement transgressif. On dépose un énième bibelot sophistiqué à tel ou tel endroit encore vacant de la morne réalité, et basta, en attendant vivement autre chose de « plus frais » — en réalité « plus écœurant », mais qui aurait ce mérite de jurer un peu plus du reste... La place réelle, la vie, prend progressivement l'apparence d'un décorum de parc d'attractions, en un peu plus brutal. Au final, se démener pour quoi ? Pour voir son témoignage immédiatement jeté le long des tapis indéfiniment roulant d'une poignée d'amateurs d'arts, sur un blog ou Facebook ? La tristesse... Si le destin des tableaux de Van Gogh avait été de passer du jour au lendemain aux cartes postales souvenirs, il eût été mort démuni pour rien, et ad vitam æternam misérable...

Comment continuer de travailler dans ces conditions, sans un désir profond, qui mène justement là où tous les désirs d'un groupe sont censés se rejoindre ? Travailler honnêtement, c'est-à-dire intensément, sentimentalement, est de plus en plus difficile et de plus en plus risqué. Et d'autant plus que ces atmosphères frivoles, ce tourbillon de superficialité ne font qu'encourager l'apparition de nouvelles légions parasitaires qui augmentent encore le niveau général du péril artistique. Ce gigantesque bazar d'incohérences périssables et bigarrées, qui se voudrait l'orchestre de la liberté individuelle et de l'émancipation globalisée, la cacophonie malencontreuse qui en découle, n'est que la réaction et l'écho trop brusque du réalisme socialiste, et alors pourquoi pas un irréalisme libéral. Il s'essoufflera quand la lassitude, d'une part, mais surtout quand la prise de conscience de n'être au fond qu'un mouvement aléatoire, sous l'influence d'une doctrine économique elle-même aléatoire, s'imposera logiquement, remplacé par un socle philosophique un peu plus sain et un peu plus solide que cette vieille plaque instable que ce dernier parviendra à chasser de sous nos pieds en constant déséquilibre.

Romain Courtois